Prestations intellectuelles : réussir l’achat inclusif

L’achat inclusif s’étend aux prestations intellectuelles, un secteur souvent méconnu mais riche en opportunités sociales et économiques. Sébastien de Laissardière, Directeur Achats, nous éclaire sur les leviers, freins et bonnes pratiques pour intégrer l’inclusion dans ces achats stratégiques.

Longtemps cantonné à des secteurs comme le BTP, le médico-social ou l’intérim d’insertion, l’achat inclusif s’ouvre désormais aux prestations intellectuelles. Ces prestations se caractérisent par leur immatérialité, puisqu’elles reposent sur la mobilisation de compétences, de savoirs ou d’expertises. Il peut s’agir, par exemple, de prestations de conseil, de gestion des données, de services numériques ou de communication. Ces activités peuvent être assurées par des structures inclusives, à condition de les intégrer dans une stratégie d’achat adaptée.

Pour mieux comprendre les conditions de mise en œuvre, les freins, et les indicateurs utiles, nous avons interrogé Sébastien de Laissardière, Directeur Achat et membre du Codir CNA (Conseil National des Achats) Ile-de-France.

 

Prestations intellectuelles : un levier sous-exploité de l’achat inclusif

 

Lorsqu’on évoque l’achat inclusif, on l’associe encore trop souvent à des secteurs comme l’intérim, les métiers manuels ou les marchés avec clauses sociales. Pourtant, les prestations intellectuelles représentent un gisement important de potentiel, encore largement sous-exploité dans différents domaines.

Comment, alors, l’achat inclusif prend-il forme dans le contexte spécifique des prestations intellectuelles ?

Selon Sébastien de Laissardiere, les prestations intellectuelles sont probablement le domaine qui se prête le plus naturellement à une démarche d’achat inclusif.  Par achat inclusif, on entend le fait de diriger une partie de ses achats vers des prestataires qui contribuent à l’insertion professionnelle, à l’emploi des personnes en situation de handicap ou qui relèvent de l’économie sociale et solidaire (ESS).

“ Contrairement aux achats directs (de produits ou matières premières), aux achats indirects (entretien, fournitures, etc.), ou à la sous-traitance plus classique comme l’intérim, les prestations intellectuelles offrent une vraie marge de manœuvre au donneur d’ordre. C’est un terrain sur lequel il peut initier une démarche sur-mesure, avec des partenaires à forte valeur ajoutée.

Aujourd’hui, dans les entreprises adaptées, il existe de véritables expertises dans le conseil, le développement web, la gestion de données ou encore la communication. Ces prestations sont disponibles, mais souvent méconnues des acheteurs.

 

Hormis le quota de 6 % d’emploi de personnes en situation de handicap prévu par le Code du travail, il n’existe pas de réglementation contraignante sur l’inclusion dans les achats. Les entreprises qui ne respectent pas ce quota peuvent verser une contribution financière. Mais dans les faits, certaines préfèrent cette option, parfois parce qu’elles estiment ne pas trouver les compétences nécessaires, ou tout simplement par manque de connaissance des alternatives.

En réalité, c’est une question de processus, d’engagement et de savoir-faire. Beaucoup d’entreprises aujourd’hui ne savent pas comment s’y prendre, alors que les solutions existent.”

 

Achat inclusif : des freins moins juridiques que culturels

 

L’achat inclusif dans les prestations intellectuelles reste encore une démarche peu connue pour les entreprises. Les blocages qu’elles rencontrent ne sont pas tant réglementaires, qu’organisationnels, culturels ou encore opérationnels.

Quels sont les blocages à lever et par où commencer ?

Sébastien de Laissardière nous explique que le frein principal reste le manque de méthode : beaucoup d’entreprises ne savent pas par où commencer. À cela s’ajoutent des craintes fréquentes sur la qualité des prestations, les délais, ou la capacité des fournisseurs inclusifs à répondre aux exigences habituelles. Résultat : le sourcing est perçu comme risqué, et certains acheteurs préfèrent renoncer plutôt que d’adapter leurs pratiques.

Le problème est aussi culturel. Côté achats, la démarche reste encore marginale. Il manque souvent la conviction que l’achat inclusif est possible et qu’il peut même être performant. C’est là que la formation est centrale : elle doit permettre aux acheteurs de travailler les spécifications avec les métiers, d’anticiper les prestations inclusives possibles, et d’identifier les bons partenaires. 

Mais pour que ça fonctionne, il faut un engagement clair de la direction.

 

Former les équipes achats : une clé pour enclencher le changement

 

Dans ce contexte de transformation, les acheteurs sont en première ligne. Encore faut-il qu’ils soient outillés pour identifier, comprendre, et intégrer les prestataires inclusifs. 

Alors, quels outils ou approches pour accompagner les acheteurs vers l’inclusion ?

Former les acheteurs à l’inclusion passe par des formats innovants, pédagogiques et adaptés à leur réalité terrain.

Au sein du CNA, nous avons constaté un réel besoin d’accompagnement : manque de méthode, freins culturels, mais aussi attentes fortes en matière de sens, d’impact et de mobilisation interne.

C’est pourquoi nous avons développé une formation sous forme de jeu, appelée La Tour de Babel.

En 3h30, jusqu’à 16 participants sont sensibilisés à travers trois étapes :

– une première phase pour définir l’achat inclusif et les publics concernés ;
– une deuxième pour identifier les freins et les leviers à mobiliser ;
– une dernière phase de mise en situation, où chacun incarne un rôle : acheteur, prescripteur, fournisseur, etc.

L’objectif est de démystifier le sujet, de rendre la démarche concrète et accessible, et de proposer un outil activable, quel que soit le niveau de maturité de l’entreprise.”

 

Faut-il un profil spécifique pour piloter l’achat inclusif en prestations intellectuelles ?

 

L’acheteur de prestations intellectuelles est au cœur de cette dynamique. 

Mais faut-il des profils spécifiques ou simplement de l’engagement ?

Il n’y a pas de compétences types, c’est surtout une question d’état d’esprit. C’est la somme des individualités dans l’entreprise qui doit permettre de mûrir cette réflexion.”

 

Il faut penser en amont aux catégories de prestations Intellectuelles, voir où l’inclusion est possible ou non, et structurer une réponse claire côté sourcing. L’acheteur de Prestations Intellectuelles doit être formé, et cela doit être porté par une direction achats qui décide que l’inclusion est un axe de sa politique.

Comment mesurer l’impact réel d’une démarche d’achat inclusif ?

Sans indicateur clair, pas de pilotage. 

Mais faut-il vraiment tout mesurer ? Que retenir en priorité pour évaluer l’efficacité des achats inclusifs de PI ?

Il faut retenir deux indicateurs simples : un indicateur de dépenses (ou nombre de contrats), et un indicateur qualitatif. Il faut fixer un objectif clair, et suivre simplement ces deux KPI pour piloter une démarche inclusive.” 

Quels sont les obstacles pour les petites structures inclusives ?

Certaines structures inclusives, en raison de leur taille, peinent à intégrer les panels fournisseurs des grands groupes. 

Faut-il repenser les pratiques de sourcing pour leur faire une place ?

Sébastien de Laissardiere évoque le manque de visibilité de ces structures dans les systèmes de sourcing des grandes entreprises comme le principal frein.

Beaucoup d’entre elles ne descendent leur « curseur » qu’à un certain niveau, ce qui exclut de fait les petites structures inclusives. Pour les faire remonter dans les radars, il faut organiser leur visibilité à travers des relais : organismes de l’ESS, entreprises adaptées, associations professionnelles.

Le champ est pourtant large : plus de 200 métiers sont concernés. Mais pour que ces structures soient identifiables, il faut des canaux de diffusion dédiés, du bouche-à-oreille structuré, et idéalement des plateformes de médiation avec accompagnement.

Il existe des plateformes comme Viaco, développées dans le secteur du BTP, qui permettent aux entreprises de cartographier et d’évaluer leurs panels fournisseurs sous l’angle de l’éthique, du développement durable ou de l’inclusion. 

Ce type d’approche pourrait tout à fait être transposé à d’autres filières, pour mieux intégrer les structures inclusives dans les politiques achats.

Débuter une démarche d’achat inclusif : étapes et bonnes pratiques

 

Se lancer dans l’achat inclusif demande méthode et vision.

Sébastien de Laissardière nous éclaire sur les étapes essentielles pour passer de l’intention à une collaboration pérenne dans le cadre d’achat inclusif de prestations intellectuelles.

“ Pour une entreprise qui souhaite se lancer, deux éléments sont fondamentaux : d’abord, la mise en place initiale de la collaboration ; ensuite, la capacité à construire une relation durable.

Tout commence par une phase d’identification : l’acheteur de prestations intellectuelles doit repérer, au sein de son panel ou de son réseau, les structures inclusives réellement capables de répondre à ses besoins. Cela nécessite un travail de sourcing en amont, une bonne connaissance des prestataires potentiels, et une certaine ouverture d’esprit sur les critères classiques (qualité, délai, coût).

Une fois le prestataire sélectionné, il est important de mettre en place un retour d’expérience structuré : évaluer la qualité de la prestation, partager un feedback constructif, et mesurer les résultats obtenus. 

Si l’expérience est positive, ce qui est souvent le cas, elle peut ouvrir la voie à une collaboration récurrente.

L’enjeu est ensuite de renouveler ce type de prestation sur d’autres contrats, dans une logique de continuité. C’est ainsi que l’on passe d’un test ponctuel à une relation de confiance, durable et mutuellement bénéfique.”

Achats responsables : comment concilier ambitions sociales et contraintes économiques ?

Nombre d’entreprises communiquent sur leurs engagements, mais tardent à les concrétiser. 

Ce décalage, souvent ignoré, soulève une question clé : celle de la sincérité et de la cohérence des démarches d’inclusion.  Une forme de greenwashing social ?

Effectivement, aujourd’hui, beaucoup d’entreprises tiennent un discours vertueux, mais sans avoir réellement mis en place les méthodes pour le concrétiser. C’est un phénomène répandu : on affiche des engagements, on communique, mais la mise en œuvre opérationnelle tarde à suivre.

À l’inverse, certaines structures ont une approche solide, mais ne valorisent pas du tout leur démarche. Il en résulte une distorsion entre les déclarations et les pratiques, qui, dans certains cas, relève moins du manque de moyens que d’une forme de décalage assumé.

Les entreprises doivent s’interroger : leurs pratiques sont-elles réellement alignées avec leurs engagements affichés ?

Il faut aussi préciser que, dans un contexte marqué par l’inflation et des pressions budgétaires accrues, les prestations intellectuelles ont vu leurs coûts augmenter. Cela a conduit de nombreuses directions achats à privilégier de nouveau les économies d’échelle et la performance financière, souvent au détriment des ambitions sociales ou environnementales initialement affichées.

Il y a parfois des entreprises qui mettent en concurrence des prestations dites inclusives avec des offres offshore à très bas coût, ce qui crée une comparaison biaisée. C’est revenir à comparer des choses différentes sur le fond et la forme !« 

 

Souveraineté économique : une responsabilité qui s’étend aussi aux achats de prestations intellectuelles

 

Alors que les crises récentes ont révélé notre dépendance sur de nombreux fronts, comment les achats de prestations intellectuelles peuvent-ils contribuer à une souveraineté cohérente et durable ?

Sébastien de Laissardière note avec justesse que la question de la souveraineté économique se pose pleinement surtout depuis la crise du Covid et dans un contexte de tensions géopolitiques croissantes.

Il soutient que réconcilier les discours et les pratiques devient une priorité : dépasser les effets d’annonce, assumer ses engagements, et faire des choix éclairés, à la fois viables économiquement, justes socialement et cohérents stratégiquement.

La notion de souveraineté a longtemps été limitée aux secteurs industriels ou stratégiques, mais elle concerne désormais l’ensemble de la chaîne de valeur, y compris les achats de prestations intellectuelles.

En effet, les directions achats ont un rôle déterminant à jouer

À court terme, la tentation de privilégier le prix sur tous les autres critères reste forte, mais elle est incompatible avec une démarche responsable. 

Les directions achats ne peuvent plus se contenter d’une logique exclusivement axée sur la réduction des coûts. Elles doivent contribuer à structurer des partenariats durables, locaux et cohérents, en phase avec les réalités économiques, sociales et territoriales de leur organisation.

Il y a, en Europe, suffisamment d’opportunités et de talents pour qu’on n’ait pas à aller systématiquement chercher des prestations ailleurs.

 

Le Total Cost of Ownership (TCO) est-il compatible avec une politique d’inclusion ?

 

Peut-on parler de performance économique sans y intégrer les engagements sociaux ou environnementaux ? Le TCO ne mérite t – il pas d’être reconsidéré à l’aune de ces priorités ?

Le Total Cost of Ownership (TCO) est toujours relatif. Il dépend des critères que l’entreprise choisit de prioriser. 

Le moins cher n’est pas toujours le meilleur. 

Il faut savoir remettre les choses en perspective : payer une prestation un peu plus chère, mais alignée avec ses valeurs, ses engagements RSE ou sa politique d’inclusion, peut in fine, produire le « bon » TCO. Celui qui génère un résultat globalement positif pour l’entreprise, ses parties prenantes, et son écosystème.

Achats inclusifs dans l’IT : réduire les risques en misant sur des partenaires de proximité

 

Face aux risques liés à l’externalisation, en particulier dans le secteur de l’IT, certaines entreprises se tournent vers des prestataires inclusifs, souvent plus proches, plus stables, plus sécurisants.

Quels sont les risques de l’externalisation des prestations intellectuelles, et comment l’inclusion peut-elle y répondre ?

Sébastien de Laissardière affirme que les prestations IT, comme la gestion de données, l’harmonisation des systèmes, les bases de données et la programmation, sont parmi les prestations intellectuelles les plus souvent externalisées. 

Ce phénomène concerne de nombreux secteurs, comme l’industrie, la santé, la grande distribution, les services publics, ou encore la finance et l’assurance, où certaines fonctions informatiques sont externalisées, notamment pour optimiser les coûts.

Il alerte sur le fait que cette externalisation à bas coût expose souvent les entreprises à des risques majeurs en matière de protection des données.

En effet, délocaliser ces fonctions vers des pays aux régulations moins strictes expose les entreprises à un risque accru d’atteinte à la confidentialité des données sensibles. Les informations personnelles ou financières deviennent alors plus vulnérables aux cyberattaques ou aux fuites, ce qui peut non seulement entraîner des conséquences juridiques, mais aussi nuire gravement à la réputation de l’entreprise.

L’inclusion locale, en privilégiant des prestataires proches et soumis à des réglementations similaires, permet non seulement de réduire ce risque, mais aussi de garantir une meilleure sécurité des données

De plus, en collaborant avec des acteurs locaux, les entreprises renforcent leur image d’acteurs responsables et alignés avec les enjeux sociaux et environnementaux de leur territoire.

Au-delà de l’IT, d’autres secteurs comme la communication, le marketing ou la rédaction offrent également un potentiel pour l’inclusion. Il est important d’élargir l’offre de prestations intellectuelles inclusives, afin de maximiser les avantages sociaux et économiques tout en assurant la sécurité des données. »

 

En conclusion, Sébastien de Laissardière souligne qu’il n’existe pas une seule approche pour mettre en place une politique d’achat inclusif efficace. Il n’y a pas de méthode unique ; chaque entreprise doit choisir le chemin qui correspond à sa maturité, ses ressources et ses priorités.

Cependant, des plateformes dédiées peuvent jouer un rôle clé. Bien conçues et bien outillées, elles peuvent devenir des leviers puissants pour connecter les entreprises aux prestataires inclusifs compétents. Cela permet de lever les freins, d’organiser le sourcing, de sécuriser les relations et de rendre plus visible une offre aujourd’hui sous-exploitée.

Au-delà de l’efficacité opérationnelle, l’inclusion est aussi un atout majeur pour l’image de l’entreprise. Une entreprise qui s’engage sincèrement dans ce type de collaboration renforce sa marque employeur, fait preuve de cohérence dans sa stratégie RSE, et participe à une dynamique plus juste et durable pour l’ensemble de la société.